Le Christ Exorciste    
       
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   
 

 

 

C’est un Christ étrange, sans bras, accroché à un immense piquet. Son dos décrit une voûte, un demi-cercle qu’achève la ligne de la nuque et de la tête pendante. Ses jambes démesurément longues portent le souvenir des sculptures de Giacometti, et leur profil dessine avec le mât effilé comme le tronc d’un arbre, un triangle isocèle . Son corps émacié, ses chairs martyrisées, évoquent le Christ lépreux de la basilique Saint-Julien de Brioude. Tous deux - ce bois polychrome du XV° siècle, à Brioude, et ce Christ Oublié, grand bronze conservé au musée d’ Art Contemporain de Dunkerque - , tous deux expriment une même souffrance, l’un par la lèpre qui grêle sa peau et ronge son visage sans lèvres, l’autre par sa carcasse pourrissante d’où pendent les lambeaux de viande .

 

C’est un Christ sans Dieu, contemporain, sculpté en 1975 par Jean Roulland, un artiste du nord de la France dont la notoriété franchit peu les frontières régionales. Son corps atrophié, qui semble vouloir s’enrouler sur lui-même, exprime une souffrance plus humaine, conforme à notre condition, à une espérance sans cesse minée par la dureté de la réalité. L’image rappelle celle du Christ du retable d’Issenheim peint par Matthias Grünewald, lui aussi marqué par les stigmates d’une maladie : la peste . C’est l’image de la douleur de l’homme

 

L’oeuvre entier de Jean Roulland - âgé aujourd’hui de 67 ans - s’inscrit dans cette veine expressionniste, dans cette sauvagerie  où les formes s’éclatent et se distordent. Les portraits ( Madame Lamouche , 1988) subissent une même violence qui les défigure pour  mieux  révéler les démons qui les habitent. L’animalité rôde, obsédante ( La bête humaine , 1970). La mort marque les visages et les corps (la série des terres cuites de 1994) conférant à la sculpture  - deux trous béants pour les yeux - une magie primitive et une force rare, née de la révolte face à la fatalité, et que seuls quelques artistes dans le siècle surent exprimer - en particulier le sculpteur espagnol Julio Gonzalez, à la fin des années 30, à travers le “Masque de la Montserrat criant “

 

A ces références (Grünewald , Giacometti , Gonzalez  ou le sculpteur anonyme du XV° siècle), on peut ajouter les personnages de Germaine Richier, les sculptures tourmentées du peintre Willem de Kooning ou les crânes surmodelés de Nouvelle-Guinée. Le temps et la civilisation ne font rien à l’affaire : nous sommes toujours hantés par une violence qui ne cesse, comme un virus mutant, de changer de forme, hier plus affichée,  aujourd’hui plus perverse, et que Jean Roulland débusque sous nos masques polis et nos corps entretenus, espérant secrètement, par cette présentation, infléchir l’évolution ne serait-ce que d’un homme .

 

Ainsi, indifférentes aux effets de mode, aux marchés et aux spéculations, des milliers d’œuvres d’art depuis l’origine constituent et réactualisent le miroir où le monde contemple son image, lui permettant d’exister en échappant à une folie si proche qu’elle entraîne parfois vers des abîmes insensés. A cet indispensable édifice, Jean Roulland ajoute sa pierre, une image suscitant une émotion profonde : la courbe d’un torse miséreux et la ligne brisée d’un corps. Elle fait resurgir de nos mémoires oublieuses d’autres images: celle d’un homme entrevu dans la rue, d’un chien sculpté par Giacometti, de la patte d’une araignée de Louise Bourgeois, ou de cet autre Christ datant du XVI° siècle et conservé au musée de Bilbao en Espagne, où, par la grâce d’une tête légèrement penchée et d’une infime torsion du buste, nait à l’endroit du cou une tension dans laquelle s’expriment toute la grandeur de l’homme et la beauté du monde .

 

Olivier Cena

in Télérama N° 2541 , 23/09/1998 , p 55

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

   
 

 

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    The exorcit Christ    
       
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   
 

 

 

It is a strange Christ, without arms, hooked on a huge stake. His back sweeps in a semi-circle ended by the nape line and the hanging head.

His excessively long legs carry the memory of Giacometti sculptures. Their profile draws with the tapering pole an isosceles triangle. His emaciated body, his martyred fleshes evoke the Christ Lépreux in Saint Julien basilica in Brioude. This XV th century polychromatic wood in Brioude and this Christ Oublié, kept in the Contemporary Museum in Dunkerque both express the same pain. In one, leprosy has pock-marked his skin and gnawed his lipless face. The other carries a spoilt carcass with hanging flaps of flesh.

 

It is a Christ without god, contemporary, sculptured in 1975 by Jean Roulland, an artist from North of France whose notoriety slowly oversteps the regional borders. His atrophied body, that wants to wind itself expresses a human suffering, a hope endlessly undermined by the harshness of reality. The image reminds of the Issenheim retable of Christ that was painted by Matthias Grünewald also marked by the stigmas of the plague.

It is the image of the suffering of man.

 

Jean Roulland’s (67 years old ) entire work is part of this expressionist movement, in this savagery where shapes burst and distort. The portraits (Madame Lamouche , 1988 ) endure the same disfiguring violence to reveal the devils that inhabit them. The animality is on the prawl, obsessive.(La bête humaine , 1970 ) Death marks faces and bodies ( terra-cotta série ,1994 ) giving to sculpture a primitive magic and a unique force caused by the revolt towards fatality, a force that few artist could express, as for example the spanish paintor Julio Gonzales in the late 30s in le Masque de la Monserrat criant.

 

This work also refers to Grünewald , Giacometti , Gonzalez , nameless XV th century sculptor , Germaine Richier characters, Willem de Kooning tormented sculptures or the over-modeled skulls in New Guinea. Time and civilisation change nothing : we are still haunted by an ever-changing violence, more insidious nowadays than it used to be. Jean Roulland drives this violence out of our polished masks and our kept bodies secretly hoping through this picture to change the evolution of man.

 

Thus, whatever the fashion, whatever the markets and speculations, thousands of works of art compose and regenerate a reflection of mankind.

They allow it to exist escaping from such a close insanity that it sometimes hurls into mad abyss.

Jean Roulland lays his stone to this indispensable edifice, a picture that creates a deep emotion : the curve of a wretched trunk and the broken line of a body. It brings back others images to our forgetful memories : a man glimpsed in the street, a dog sculptured by Giacometti, the leg of a spider by Louise Bourgeois or this other Christ dating from the XV th century and kept in in the museum of Bilbao (Spain) where thanks to a slightly bent head and a lowly distorted bust a tension in the neck expresses all the splendour of mankind and the beauty of the world.

 

Olivier Cena , in Télérama , 23/09/98 , N°2541 , p 55

(Translation Julie Evrard )